(Togo First) - Lancée en 2015, l'application DokitaEyes revendique aujourd'hui 45 000 utilisateurs et plus de 230 structures de santé partenaires. Son co-fondateur, Koffivi Agbetiafa, revient sur une décennie de développement dans un secteur où l'adoption reste le principal défi.
De coursiers d'hôpital à la plateforme numérique
L'origine de DokitaEyes remonte à 2014, avec la création de l'association : « Coursier d'hôpital ». Le constat de départ : les personnes âgées, les femmes enceintes, les personnes en situation de handicap peinent à naviguer dans le système de santé togolais. « Vous voyez une personne âgée qui doit faire la queue à chaque étape, achat de bon de consultation, une queue interminable dans la salle d'attente du médecin », explique Koffivi Agbetiafa. En Afrique, le respect envers les aînés est profondément ancré dans la culture, mais cette considération ne se traduit pas toujours dans les formations sanitaires, observe-t-il.

L'association a d'abord déployé des « facilitateurs médicaux » dans les centres de santé pour accompagner physiquement ces populations vulnérables. Ces agents prenaient en charge l'ensemble du parcours administratif : formalités à la caisse, accompagnement au laboratoire, achat de médicaments en pharmacie. Le dispositif a démarré dans 4 structures publiques avant de s'étendre à 20 établissements, incluant des centres privés et confessionnels.
La digitalisation est venue répondre à une demande croissante, notamment de la diaspora souhaitant suivre la santé de leurs proches au Togo. « On a pensé mettre en place une application qui permettait aux patients de renvoyer eux-mêmes leur propre suivi », précise le co-fondateur. Les patients pouvaient désormais signaler directement au prescripteur les effets secondaires d'un traitement, sans attendre la visite d'un facilitateur.
Un carnet de santé numérique contre la fragmentation des données
DokitaEyes s'attaque à un problème structurel du système de santé togolais : l'absence de continuité dans le suivi médical. « Le patient achète un carnet à l'arrivée à l'hôpital. Il ne reviendra pas avec ce même carnet à la prochaine consultation. À chaque consultation, il achète un nouveau carnet », observe Koffivi Agbetiafa. Cette fragmentation empêche les professionnels de santé de construire un traitement sur la base d'un historique fiable.
« On ne peut pas construire la santé individuelle et arriver à faire la prise en charge correctement lorsque le professionnel de santé fait un traitement à vue parce qu'il n'a pas eu accès à l'historique », selon le co-fondateur. Un médicament inefficace peut être prescrit à nouveau, une analyse récente peut être redemandée, générant des coûts supplémentaires pour le patient.
La plateforme centralise l'historique médical accessible via un QR code. Chaque patient crée son dossier de façon sécurisée et présente sa carte lors des consultations. Seul le prescripteur autorisé peut accéder aux informations. « Les patients n'ont pas accès au dossier des autres patients », précise Koffivi Agbetiafa, soulignant les mesures de protection des données mises en place.
L'application intègre désormais plusieurs fonctionnalités : prise de rendez-vous avec les facilitateurs médicaux, envoi d'ordonnances aux pharmacies partenaires, transmission des prescriptions aux laboratoires, paiement en ligne via Mobile Money et réception des résultats d'analyses directement dans l'application. Les résultats sont également transmis automatiquement au médecin prescripteur, garantissant un suivi complet du parcours de soins.
Un volet assurance maladie permet des compléments santé des patients auprès de l’AMU et des assureurs privés. La startup espère ainsi se positionner sur le déploiement de l'Assurance maladie universelle (AMU) ou des assureurs privés, actuellement en cours dans le pays. L'application calcule automatiquement les parts respectives du tiers payant et du ticket modérateur, simplifiant les démarches administratives.
Déjà, une nouvelle fonctionnalité permet de rechercher médicaments et analyses dans les structures partenaires situées dans un rayon de 5 km autour de l'utilisateur, avec paiement intégré.

Des résultats probants en zone rurale
Entre 2018 et 2022, DokitaEyes a déployé un projet de suivi communautaire ciblant les femmes enceintes et les enfants de moins de cinq ans dans les zones reculées. Le constat initial était simple : lorsqu'une femme enceinte vit à plus de 5 km d'une unité de soins périphériques (USP), elle ne se déplace pas pour les consultations prénatales. Les enfants ne sont pas vaccinés.
Les agents de santé communautaire utilisaient l'application pour créer des dossiers patients directement à domicile. Ils renseignaient l'état vaccinal, le statut des consultations prénatales, les signes de danger liés à la grossesse ou les symptômes pathologiques observés chez les enfants. Ces informations étaient transmises en temps réel aux USP, permettant aux sage-femmes d'organiser des interventions dans les communautés.

« Nous avons suivi près de 15 000 femmes enceintes et il y a eu zéro décès », indique Koffivi Agbetiafa, alors que le taux de mortalité maternelle au Togo avoisine 401 décès pour 100 000 naissances vivantes. Le projet a également couvert près de 70 000 enfants de moins de 5 ans sur la période. « La digitalisation permet de sauver des vies », résume le cofondateur.
Le programme a toutefois ralenti depuis la fin de l'accompagnement des bailleurs. L'activité se poursuit avec un engagement réduit sur le terrain.
Une application accessible en ligne et hors connexion
L'une des forces de DokitaEyes réside dans son accessibilité. « DokitaEyes est accessible online et offline », souligne Koffivi Agbetiafa. Les utilisateurs en milieu urbain utilisent la version en ligne, tandis que les zones rurales, souvent mal couvertes par les réseaux, bénéficient de la version hors connexion. Les agents de santé communautaire travaillent avec cette application offline pour le suivi des populations excentrées à faibles compétences numériques.
Un modèle économique mixte
La plateforme propose des services gratuits, comme la demande de livraison de résultats d'analyses dans les laboratoires partenaires. Le patient paie uniquement la course de livraison. D'autres services sont payants : la prise de rendez-vous avec un facilitateur est facturée pour filtrer les demandes non sérieuses.
La création d'un dossier patient numérique coûte 2500 FCFA pour une carte virtuelle et 4500 FCFA avec carte physique à QR code. Ces tarifs permettent d'accéder à l'ensemble des fonctionnalités de digitalisation des soins chez les partenaires.
En ce qui concerne les ressources humaines, l'équipe varie selon les projets : une dizaine de personnes en période d'activité normale, jusqu'à 50 collaborateurs en temps plein lors des phases de déploiement intensif, sans compter les volontaires mobilisés sur le terrain. Le co-fondateur n'a pas souhaité communiquer sur le chiffre d'affaires.
L'adoption, principal obstacle
Dans son parcours, DokitaEyes a été finaliste du prix RFI Challenge App Afrique en 2016 et lauréat de plusieurs distinctions internationales. Le ministère de la Santé a accompagné le développement de la solution. La reconnaissance des professionnels de santé ayant exercé à l'étranger est souvent plus immédiate. « Ceux qui captent tout de suite ce dont on parle, ce sont ceux qui ont fait un peu l'Europe, qui ont vu comment ça se passe », note Koffivi Agbetiafa. Certains lui confient que la plateforme dépasse même des solutions connues comme Doctolib en France.
L'enjeu reste la généralisation de l'usage. « C'est très difficile de convaincre les professionnels de santé de passer à la digitalisation », reconnaît-il, évoquant les questions de formation, d'équipement et de cadre réglementaire. Les modules de digitalisation sont peu présents dans les cursus des facultés de médecine.
La protection des données mobilise désormais l'essentiel des ressources de l'équipe technique. « Aujourd'hui, on n'est plus sur le développement. La plupart de notre temps est consacrée à suivre les choses, à faire de la protection, à sécuriser », explique le co-fondateur.
Expansion régionale en vue
DokitaEyes est déjà présent au Burkina Faso et en Côte d'Ivoire, et amorce son entrée au Bénin. Une implantation au Ghana a été mise en suspens faute d'équipe locale suffisamment structurée. L'objectif affiché : atteindre 4 millions d'utilisateurs d'ici deux ans, en s'appuyant sur l'expansion sous-régionale.
Ayi Renaud Dossavi